Dans « Justice digitale», l’anthropologue Jean Lassègue et le magistrat Antoine Garapon démontrent que la logique de
l’informatique et ses algorithmes transforment la justice en une opération déshumanisée et inégalitaire.
En 1999, une époque antédiluvienne pour le monde d’Internet, sortait aux Etats-Unis un livre qui allait faire date. Dans
Code and Other Laws of Cyberspace («code informatique et autres lois du cyber-espace»), Lawrence Lessig, professeur de
droit à Harvard, posait cette sentence désormais fameuse : Code is Law. «Le code, c’est la loi.»
Lawrence Lessig (qui a eu depuis l’insigne honneur d’avoir son personnage dans la série The West Wing) montrait qu’il
existe plusieurs voies pour régir une société. Les lois (ce qui est permis ou interdit), la morale (ce qui se fait, ou
non), l’économie (ce que je peux me permettre ou pas)… et l’architecture. La manière d’organiser l’espace répond à des
objectifs politiques. Napoléon avait bien compris que les vieilles rues parisiennes avaient permis la Révolution
française, il traça donc de grandes artères haussmaniennes. Dans le cyberespace, l’architecture, c’est le code
informatique. «Code is Law.»
Justice digitale, paru au printemps aux PUF, est en quelque sorte une suite française de l’idée de Lessig. Le magistrat
Antoine Garapon et l’anthropologue Jean Lassègue mettent en lumière ce que le numérique fait au droit. Ce que le code
(informatique) fait aux codes (civil ou pénal). La question a une actualité toute particulière : la loi de
«programmation et de réforme de la justice», qui entend renforcer le rôle du numérique dans le monde judiciaire, doit
être adoptée dans l’année.
Informatiser les tribunaux ? Favoriser le développement de plateformes numériques aidant les justiciables à trouver un
terrain d’entente pour leurs conflits de voisinage ? Confier l’état civil ou la certification des contrats commerciaux à
une blockchain informatique, réputée inviolable, plutôt qu’à des agents de l’Etat ou à des notaires ? Permettre à des
algorithmes d’aider les juges dans leur prise de décision ? Evidemment. «Naturellement», semblent dire les promoteurs de
cette justice du futur. Sauf que l’affaire est bien plus politique qu’il n’y paraît, et que «s’il y a un endroit où la
nature n’a aucun rôle, c’est bien le cyberespace», préviennent Lassègue et Garapon.