Depuis près d’une décennie, le paysage juridique français a connu une évolution majeure, bouleversé par l’essor des technologies et notamment de l’intelligence artificielle. Des premières initiatives timides aux intégrations technologiques complexes, la manière dont avocats, juristes, experts-comptables ou notaires interagissent avec la technologie a été profondément modifiée.
Retour sur cette transformation, de ses débuts, à l’orée de 2010, jusqu’à sa maturation en 2023, pour comprendre comment l’IA a pénétré, défié, puis finalement intégré les écosystèmes juridique et comptable français.
La menace fantôme
S’il est difficile de définir précisément l’émergence de la legal tech dans le paysage juridique français, le début des années 2010 constitue un bon point de départ, avec l’apparition des premiers outils et plateformes numériques dédiés aux professionnels du droit et du chiffre.
Bien que ces nouvelles solutions commencent à se structurer, la profession reste peu encline à suivre le mouvement. Au-delà de la méfiance, c’est tout d’abord l’indifférence qui prime. Christiane Féral-Schuhl, ex-bâtonnière du Barreau de Paris, alors en campagne en 2010, raconte. “L’un des fils rouges de ma campagne était la technologie pour les avocats. J’étais convaincue que la profession devait rentrer de plain-pied dans le numérique. Or, dès le lancement de ma campagne, mon équipe m’a dit stop : impossible de parler de numérique aux avocats, ça les ennuie. Et en échangeant avec plusieurs confrères, force est de constater qu’ils avaient raison. La profession n’était pas encore mûre pour cela.”
Même constat en ce qui concerne les professionnels du chiffre, où l’apparition de ces premières technologies ne fait pas grand cas au sein du secteur. “Nous faisions des formations d’acculturation sur les impacts à venir des intelligences artificielles, explique Sanaa Moussaid, à l’époque Vice-Présidente du Conseil National de l’Ordre des Experts-comptables en charge du secteur stratégie numérique. En réalité, peu de professionnels étaient réellement touchés et nous avions l’impression que c’était une technologie qu’il fallait encore apprivoiser et pas encore mature. Le refrain était plutôt dans quelques années, ça va venir, ça va arriver mais cela paraissait encore loin.”
La revanche de l’IA
L’année 2014 va cependant constituer un tournant, avec l’émergence de nouvelles technologies de deep learning appliquées au secteur, ou autrement dit, avec l’arrivée des réelles IA apprenantes.
Cette année-là, la DILA (Direction de l’information légale et administrative) entame son plus grand chantier : l’ouverture en open data de l’ensemble des bases de données légales, réglementaires et conventionnelles, puis des données de jurisprudence (à partir de 2015). Cette décision va permettre l’émergence des premiers acteurs des legal tech comme Doctrine.fr et Predictice, fédérés autour d’un centre de gravité : l’association Open Law.
Ce nouvel écosystème adopte très vite une étiquette qui fera couler beaucoup d’encre : celle de “Justice prédictive”. Une dénomination sous-entendant la capacité des IA à prédire l’issue d’un dossier et à définir le meilleur cap à adopter pour l’avocat.
Alors que ces outils sont avant tout des outils purement statistiques ou de recherche, la menace devient clairement déclarée pour les professionnels du droit qui craignent qu’ils ne diminuent leur rôle, voire ne le remplacent.
Pourtant la guerre de l’IA n’aura pas lieu. Du moins pas tout de suite. Plusieurs éléments vont venir normaliser le rapport des acteurs du secteur avec les primos legal tech. Déjà, comme le stipule la loi d’Amara : “nous avons tendance à surestimer l’incidence d’une nouvelle technologie à court terme et à la sous-estimer à long terme.” Autrement dit, l’effet d’annonce étant passé, les premiers résultats des primos legal tech laissent dubitatifs, voire même déçoivent.
Une rapide désacralisation de la technologie demeurait en réalité nécessaire. Conscients des limites des uns et des autres, la méfiance fait progressivement place à une vision plus positive, où l’IA est envisagée comme un outil pour optimiser les services plutôt qu’une menace.
Néanmoins, plusieurs questions gagnent en prééminence, et déplacent le sujet sur deux enjeux majeurs : comment intégrer l’IA aux métiers et comment former la nouvelle génération à correctement l’utiliser.
Le retour de l’Humain
Il faudra attendre 2023 pour que ces questionnements autour de l’intégration de l’IA prennent une réelle dimension. En février, une nouvelle révolution éclate. OpenAI dévoile ChatGPT. Aussi inattendu que performant, ce nouvel outil impressionne, voire effraie tous les observateurs.
De par sa facilité de prise en main et ses capacités cognitives tentaculaires, ChatGPT va connaître un succès fulgurant, avec déjà des millions d’utilisateurs en moins d’une semaine. L’IA a trouvé son champion en titre. « Travaillant sur l ‘intelligence artificielle depuis longtemps, quand ChatGPT est arrivé (notamment le 4), c’était juste exceptionnel. Je ne m’attendais pas à ça, à une évolution d’une vitesse aussi rapide. Aujourd’hui, le sujet n’est plus l’intelligence artificielle ou non, mais plutôt dans quel processus je l’intègre, quels objectifs je peux atteindre avec et où est aujourd’hui ma valeur ajoutée, en tant que professionnel” explique Sanaa Moussaid.
Si l’intégration des nouvelles IA génératives demeure incontournable, la question de sa formation le devient tout autant. “Il faut que nous comprenions que nous n’avons plus le choix, il va falloir travailler avec l’intelligence artificielle, déclare Christiane Féral-Schuhl. Maintenant, ma principale préoccupation est la suivante : si l’on biberonne les futurs avocats exclusivement avec de l’intelligence artificielle, qui va avoir la capacité, à un moment donné, de « contrer » l’algorithme ? De challenger son résultat ? D’oser dire que l’on peut renverser une jurisprudence car le contexte a changé ? Je pense qu’il existe sur ce point un risque sérieux. Il me paraît donc fondamental qu’une formation adaptée commence dès l’université, peut -être même avant, pour apprendre à utiliser, mais surtout à critiquer l’algorithme, à oser aller à l’encontre de la solution proposée par l’algorithme. Sinon, préparons-nous à répliquer les solutions jurisprudentielles et oublions les revirements de jurisprudence !”